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L'art comme boussole intérieure


L’art comme boussole intérieure

Depuis bientôt dix ans, Lord Esperanza trace un chemin singulier dans le paysage musical français. Poète moderne aux influences plurielles, il mêle introspection, engagement et esthétisme avec une justesse rare. Alors qu’il revient avec un projet plus épuré, Derrière les Montagnes, nous avons voulu explorer avec lui la matière brute de la création, le style comme langage, et l’homme derrière l’artiste.


Lord Esperanza, ce nom sonne presque comme une promesse… Comment est né ce pseudonyme et que représente-t-il pour toi aujourd’hui ?

J’ai d’abord trouvé le nom Speranza quand j’avais 15 ans et que je lisais Vendredi ou la vie sauvage de Michel Tournier, réécriture de Robinson Crusoé, dans laquelle l’île est surnommée Speranza, pour que les personnages principaux puissent garder espoir malgré le fait d’être perdus aux confins du Pacifique. J’ai rajouté la particule « Lord » un peu plus tard, quand je m’amusais avec l’egotrip, et finalement, même si je ne suis plus en phase avec ce côté « royaliste », je trouve que ça sonne bien, et j’aime l’idée de rapper en français avec un nom qui comporte de l’anglais et de l’italien : ça me donne l’impression d’être multiculturel et polyglotte.


Depuis 2015, tu explores des terrains musicaux très variés, avec une vraie liberté. Comment définirais-tu ton ADN artistique ?

J’ai l’impression que j’essaie d’écouter mes instincts les plus profonds. Je reconnais que ça passe par toutes sortes d’inspirations musicales et c’est parfois compliqué de réussir à concilier tous ces univers, ayant souvent des envies très opposées. C’est autant une chance, car ça me permet d’explorer sans limite, qu’un frein, car je pense qu’à l’exception de la plume, c’est difficile de me définir pleinement, vu que c’est toujours un peu en mouvement.J’ai essayé sur Phœnix, mon 2ᵉ album sorti en 2023, de trouver une consistance plus profonde, avec une identité propre, mettant toujours le texte au centre, avec de la vulnérabilité, en essayant d’ajouter des mélodies, à la fois inspirées de la pop et de la variété, sans oublier la dramaturgie que j’aime tant, cette sorte de fatalité inévitable, grâce aux cordes, aux chœurs et plus généralement aux arrangements épiques.


Ton nouveau projet Derrière les Montagnes marque un retour à l’essentiel, presque brut. Est-ce un besoin de dépouillement ou une façon de retrouver ta vérité intérieure ?

Je crois que, paradoxalement, avec le temps, j’essaie juste de saisir la substance même de la chanson que j’ai en tête, sans tenter de la maquiller ou de la remplir d’artifice, pour aller à l’essentiel. Aussi, je crois que c’est central de s’amuser en créant, car inconsciemment, ça vient s’inscrire subtilement dans toutes les couches de ce qu’on crée, et je reste intimement persuadé que ceux à qui on l’adresse ressentent le plaisir qu’on a pris à le faire.


Tu dis que chaque blessure peut devenir un appel à la lumière. Quelles blessures ont marqué ta trajectoire et nourri ta création ?

Principalement celles de l’enfance, sur lesquelles j’essaie de ne plus trop m’épancher en interview pour ne pas remuer trop de souvenirs douloureux dans ma famille, car ça m’est arrivé de devoir justifier certains propos auprès de mes parents après des interviews ; ce fut éprouvant et, surtout, je crois que cela relève de l’intime. Je vais préférer en parler directement en chanson, de manière poétique et plus « cryptée ».Par contre, il y a bien évidemment les épreuves de la vie : les deuils, les désillusions, les rêves d’enfant parfois épuisants et l’épreuve même de l’existence, souvent délicate à apprivoiser, tant il m’est parfois difficile de comprendre quelle est ma place sur cette boule bleue perdue au milieu du désert cosmique.


Écrire semble parfois douloureux. Qu’est-ce que cette douleur t’enseigne sur toi-même et sur ton rapport à l’art ?

Écrire est exigeant, douloureux, car il faut trouver ces moments rares de vérité où les mots semblent s’imposer à nous, mais c’est tellement jouissif quand ça se produit que l’on court secrètement après cette dose de dopamine, constamment. Je crois que ça m’apprend surtout l’humilité, et c’est en lisant, relisant et découvrant d’autres textes, d’autres saveurs, d’autres phrases dans d’autres bouches que je me rends compte à quel point le chemin d’une vie entière se résume à parcourir pour enfin trouver sa voix.


Ta musique a pris un tournant plus sobre, plus introspectif. As-tu l’impression que tu laisses aujourd’hui davantage apparaître l’homme derrière l’artiste ?

Je crois qu’avec le temps, je cherche juste à être le plus sincère possible : faire tomber les masques comme autant d’armures invisibles qui nous freinent, en me rendant compte que finalement, ce que je veux laisser se rapproche plus d’une émotion sincère, brutale et vulnérable qu’un egotrip mille fois entendu.


Parlons un peu style : quelle est ta relation à la mode ? Est-ce une extension de ton art ou un terrain à part entière ?

J’ai toujours aimé les jolis vêtements ; mon grand-père paternel était tailleur : c’était un homme toujours parfaitement présenté, d’une grande élégance, dans des costumes sur-mesure. Je crois que c’est là où j’ai compris la notion de coquetterie chez un homme.Le vêtement est une extension de personnalité, un moyen central de reconnaissance sociale et, surtout pour moi, un vrai argument de confiance en soi. Il m’est arrivé plusieurs fois de remonter chez moi me changer lorsque, une fois dans la rue, je ne me sentais pas bien dans les vêtements choisis. Je suis un gros consommateur Vinted ; je cherche pas mal de marques de luxe italiennes en trouvant des pantalons à pinces des années 80, Gucci ou Prada à 30 € par exemple. Pour finir, j’ai eu la chance de voir une exposition qui m’a marqué à vie sur le créateur Alexander McQueen à Londres, il y a quelques années : on voyait l’importance théâtrale qu’il avait donnée au défilé, en utilisant des masques dans l’esprit d’Eyes Wide Shut de Kubrick, par exemple ; ça m’avait bouleversé !


Tu sembles très précis dans ton image : couleurs sobres, silhouettes nettes. Comment construis-tu ton identité visuelle ?

Principalement dans les références cinématographiques qui me parlent le plus ; j’aime beaucoup le cinéma, les séries, bien évidemment. Après, de manière plus générale, je pense que l’inspiration se trouve un peu partout dans l’art, de la peinture à la photographie en passant par l’architecture… Je reviens récemment de Lisbonne, je suis allé visiter la fondation Gulbenkian, que je vous recommande chaudement. Il y a autant des tableaux de Rembrandt que des vases chinois vieux de 2 000 ans. Cette confrontation à l’histoire et aux œuvres héritées d’artistes du monde entier représente toujours une source intarissable d’inspiration.


Quelles pièces ne quittent jamais ton dressing ? Y a-t-il un créateur ou une maison qui t’inspire particulièrement ?

En ce moment, j’ai une petite obsession Bottega Veneta ; j’ai plusieurs vestes chez eux que je mets très souvent, mais j’aime aussi beaucoup le travail de JW Anderson, Issey Miyake, Hedi Slimane, Raf Simons ou Martin Margiela, par exemple.Comme je te disais plus haut, j’adore les coupes des pantalons de créateurs italiens des années 80, comme Prada, mais je regarde aussi pas mal de pièces chez les Japonais, CDG ou Yamamoto, par exemple. Après, je crois que je suis très influencé par le luxe à la française ; j’essaie parfois de dénicher des pièces des grandes époques Saint Laurent, Christian Dior ou encore Hermès. Plus récemment, j’ai découvert le travail de Marni, Jil Sander ou des maisons comme Dries Van Noten, Gosha Rubchinskiy ou Simone Rocha, que j’essaie de « digger » en fripes ou sur Vinted le plus possible évidemment pour le prix, mais aussi parce que je préfère de loin les coupes vintage !


Dans le titre « Bonne Année », tu évoques la surconsommation, le regard social, le politique… Est-ce important pour toi de poser un regard critique à travers ta musique ?

Je pense que créer relève avant tout d’un acte politique, puisque le rôle de l’artiste, selon moi, est avant tout de photographier l’époque dans laquelle il évolue, d’en témoigner et d’en saisir les subtilités émotionnelles pour les retranscrire en chanson, peinture, photo, poème… Donc oui, pour moi, la chance d’avoir une parole écoutée ne peut être sublimée sans prendre position. Je reconnais aussi l’importance de l’évasion, dans un monde gangrené de violence et d’anxiété, il est parfois agréable d’avoir des œuvres plus légères pour s’oublier, mais dans nos sociétés modernes, où les fake news et les idées fusent tellement vite, sclérosées par la radicalisation et le manque de nuance, je crois qu’il n’a jamais été aussi nécessaire d’utiliser cette parole à bon escient.


Quelle cause ou idée t’anime profondément au-delà de l’univers musical ?

J’ai beaucoup de mal avec la domination sans précédent des élites industrielles et politiques qui nous dirigent et maintiennent ces écarts titanesques entre leur classe des « chosen ones » et le reste. Mais je crois que ce qui m’horrifie le plus est la non-capacité de nos systèmes judiciaires à réguler les maux de nos sociétés. Évidemment, je pense aux agressions sexuelles dans nos industries, mais pas que ; je déplore aussi cette justice mondiale malhabile et corrompue, n’ayant toujours pas fait de la préservation de notre planète une priorité. Pour moi, ça devrait passer par taxer plus lourdement les principaux polluants plutôt que leur offrir des avantages fiscaux pour maintenir une société de profit dans laquelle on ne pourra justement plus profiter de rien, pas même de la nature, tous étouffés dans des villes à 50 degrés, acculés de vagues de centaines de millions de réfugiés climatiques… Tout ça pour maintenir un système de croissance qui a montré depuis deux siècles ses limites et la destruction chaotique qu’il répand autour de lui.


Que signifie pour toi le mot « élévation » aujourd’hui – spirituellement, artistiquement, humainement ?

Le moyen constitutif et fondamental d’une identité, à savoir cultiver l’envie d’être un humain plus tendre envers lui-même et les autres, prendre soin de ceux qu’il aime et du reste, et de continuer à rêver de nouvelles œuvres, de nouvelles créations, de nouvelles histoires à raconter pour encore et toujours revivre cette communion à l’autre, pouvoir en débattre et faire battre nos cœurs de toutes les émotions sublimes que l’art nous offre. Créer, c’est vivre deux fois, comme dirait Camus.


Pour finir, que dirait l’enfant que tu étais s’il voyait l’homme que tu es devenu ?

Continue.


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